Retour sur la conférence du 21/09/2022 « De la confrontation à la coopération »

Aujourd’hui, le concept de Grande Région est souvent utilisé sans qu’on sache exactement ce qu’il recouvre.

Alors de quoi parle-t-on ?

D’aucuns ont avancé l’idée de « cœur de l’Europe », je veux dire de l’ancienne Europe occidentale, celle des pays fondateurs. D’ailleurs, si on visualise un peu la carte de ce territoire, on peut imaginer la forme d’un cœur humain dont l’oreillette gauche serait la Wallonie, la droite la Rhénanie-Palatinat tandis que les deux ventricules seraient occupés par la Lorraine française. Au centre, battent les pulsations des deux petits, le Grand-Duché et la Sarre.

Ce territoire est une terre de vieilles industries aujourd’hui disparues pour la plupart : métallurgie, mines, faïenceries, verreries. Il ne possède pas de grandes métropoles à l’instar d’autres régions européennes telles Lille-Courtrai-Tournai, Maastricht-Aachen-Liège, l’Ile de France, Bruxelles-Anvers, le Randstadt des Pays-Bas ou encore l’axe Rhein-Ruhr. Mais, depuis la chute du « rideau de fer », ce « cœur européen » s’est déplacé vers l’est. Il a donc fallu modifier le concept.

Parler de la Grande Région, c’est évoquer 4 pays, 5 régions et 3 langues ! C’est donc parler de frontières mais surtout de citoyens qui, par-dessus ces frontières, ont des échanges, économiques, sociaux, culturels, sportifs ou tout simplement humains. C’est parler de 65.000 km2 de territoire sur lequel vivent plus de 11 millions d’habitants. C’est enfin parler de la région d’Europe qui compte le plus de travailleurs frontaliers (chaque jour, plus de 200.000 navetteurs traversent une frontière, surtout à destination de Luxembourg ou de Sarrebrück), travailleurs qui, depuis 1971, sont protégés par le droit européen. Ce travail frontalier qui a permis d’amortir le choc de la fin de l’industrie lourde et qui, aujourd’hui, produit des effets tant sur le lieu d’emploi que sur le lieu de résidence. L’ouverture de nouvelles voies de communication dans la Grande Région tant autoroutières (Luxembourg-Sarrebrück), ferroviaires (Esch-Audun-le-Tiche ou encore Luxembourg-Thionville-Metz-Nancy) ainsi que par bus (Flexbus entre la Sarre et la Moselle) est l’un des aspects les plus visibles de ce flux incessant.

 

Chapitre 1 : Un peu d’Histoire !

C’est essentiel pour resituer les choses au risque de simplifier beaucoup et de caricaturer parfois.  Pour faciliter la compréhension de tous, j’utiliserai systématiquement les vocables France et Allemagne même si, on le sait, ils ont recouvert par le passé des territoires fluctuants qui ne correspondaient pas aux Etats actuels, surtout pour le second nommé (faut-il par exemple rappeler que le Saint Empire Romain germanique s’étendait de la Bohême aux Pays-Bas en passant par la Lorraine, la Bourgogne ou encore la Lombardie ?)

Notre région a toujours été  une voie d’invasion, une terre de conflits aux frontières mouvantes résultant du cheminement de la France et de l’Allemagne vers deux états-nations. Comme l’écrit si bien le professeur François Roth de l’Université de Nancy, le processus fut lent et difficile : qui eût cru qu’un jour la ligne Maginot deviendrait un site touristique ?

Au départ, il n’y avait pas de frontières linéaires. A un moment ou l’autre de l’Histoire, dans le royaume de France, il y a des enclaves vassales germaniques (songeons au duché de Lorraine) et inversement, en Sarre, des terres sont françaises (pensons à Saarlouis). Ces frontières n’épousent pas non plus  des entités linguistiques uniformes : les suffixes francophones court et villers côtoient les germaniques ingen  et heim. Enfin, elles ne se fixeront que lorsque la double tension de poussée française vers le Rhin et de volonté allemande de s’assurer la possession de terres germaniques sera résolue.

Vous le savez, l’Alsace, la Lorraine, le Luxembourg, la Sarre furent les enjeux de ces politiques antagonistes. Et pourtant, l’Histoire ne fournit-elle pas  des similitudes à nos territoires ?

  • Nous ne remonterons pas jusqu’ au néolithique où nos contrées sont occupées par des peuplades celtes repoussées depuis le Danube et porteuses d’un embryon de culture commune qu’on a appelée « culture rubanisée» en référence aux décors de leur céramique ;
  • On doit bien sûr insister sur l’importance de la civilisation romaine dont l’influence reste visible à de nombreux endroits de la Grande Région, plus particulièrement autour de l’axe important de la Moselle. Pensons à Trèves qui fut résidence impériale, au vicus de Dalheim, au camp de Bliesburg. Plus loin sur le Rhin, pensons à Mayence. Et n’oublions pas Arlon !
  • On pourrait évoquer la Haute-Lotharingie issue de partages successifs entre les héritiers de Charlemagne, créée en 959 et qui deviendra la Lorraine française. Elle s’articule aussi autour de la Moselle avec les diocèses de Trèves, Metz, Verdun et Toul auxquels il faut ajouter la Sarre, le Palatinat, le Luxembourg, le pays d’Arlon. Elle s’étend jusqu’à Eupen.  Du 13° au 16° siècles, sur l’artère commerciale essentielle de la Moselle viennent se greffer des axes d’échanges transversaux reliant le Rhin à la Champagne. Avec essaimage de plusieurs pôles commerciaux sur des lieux de péage (villes de foire) tels que : Verdun, Thionville, Saint-Nicolas de Port, Toul, Sierck, Saarburg, Marville, Montmédy, Neufchâteau (F), Luxembourg (la Schouberfouer) (………). Si on y regarde d’un peu plus près,  la Grande Région actuelle n’est-elle déjà pas inscrite en filigrane ?

Comme on le sait, les flux économiques, s’ils sautent les frontières, sont cependant limités par des bornes de type douanier. Si, par exemple, au cours des siècles les abbayes d’Orval ou de Saint-Hubert sont largement possessionnées en Lorraine française voisine, le commerce de leurs productions a toujours été tributaire de droits étatiques externes.

En simplifiant beaucoup, l’antagonisme fondamental séculaire est    franco-germanique. L’Histoire retiendra les dates de :

  • 1648 : Les Traités de Westphalie (après la guerre de 30 ans) accordent les 3 évêchés de Metz, Toul et Verdun à la France de Henri II ;
  • Vers 1760: incursions de Louis XIV dans le duché de Lorraine pour assurer son « pré carré » avec conquête des places-fortes de Longwy, Montmédy (mais aussi Luxembourg) … période suivie d’une politique de « réunions » (des annexions de fait)  consolidant la nouvelle frontière (Epinal, Sarrebourg, Phalsbourg, Neufchâteau (F)) ;
  • 1766 : intégration à la France des duchés de Bar et de Lorraine réunis depuis 1738 ;
  • 1792 : invasion de la principauté de Nassau-Sarrebrück par les troupes révolutionnaires et création du département de la Sarre avec Trèves comme préfecture (il durera jusqu’en 1815) ;
  • 1815 : défaite de Napoléon I, Traité de Vienne qui retire la Sarre à la France et crée le royaume des Pays-Bas ;
  • 1867 : tentative de Napoléon III de racheter le duché de Luxembourg aux Pays-Bas ;
  • 1871 : Traité de Francfort après la défaite française de 1870 avec création d’un gouvernement d’Alsace-Moselle (pour rappel : pour garder Belfort, la France cède quelques communes du Pays-haut mais non le pays de Briey-Longwy avec ses mines de fer) ;

Je n’oublie évidemment pas les deux guerres mondiales du XX° siècle  pour confirmer ce glissement quasi permanent des frontières séparant les deux puissances occidentales continentales.

 

Chapitre 2 : le rapprochement franco-allemand

C’est précisément, après la seconde guerre mondiale, au processus de réconciliation des deux ennemis héréditaires qu’il faut s’attarder pour comprendre la naissance de la Grande Région. J’en  reviens donc au propos  initial de cette conférence. Comment est-on passé de la volonté française de désarmer l’Allemagne, de la démanteler économiquement entre 1945 et 1947 à la coopération actuelle ?

Plusieurs raisons convergentes expliquent ceci :

  • La grave crise de l’approvisionnement en charbon et de la production d’acier entre 1945 et 1955, tous deux nécessaires au redressement des économies effondrées d’ après-guerre ;
  • La volonté américaine d’imposer le modèle économique de libre-échange en Europe. Pour cela, il faut la paix ;
  • La réforme monétaire instaurée en 1948 avec adoption du deutsche mark dans les 3 zones occupées par les puissances occidentales en Allemagne ;
  • L’émergence de la guerre froide entre l’Occident et l’Union Soviétique. La création de l’OTAN date de 1949 tandis que son pendant à l’est, le Pacte de Varsovie naît en 1955 ;

A ces causes essentielles qui ont présidé au rapprochement, encore fallait-il un déclic politique pour le permettre. Il fut enclenché par quelques hommes visionnaires, convaincus que l’affrontement n’engendrait que malheur et que l’avenir résidait dans une collaboration institutionnalisée au sein d’un ensemble européen plus vaste.

Les premiers pas de la coopération sont économiques. Ils concernent  plus particulièrement la production de charbon et d’acier. Rappelons tout de même que, de tout temps, les relations capitalistiques entre industriels allemands et français ont trouvé en Grande Région un terreau idéal pour se développer. Tant pour les maîtres des forges allemands (pensons à Röchling) que français (pensons à De Wendel), il était vital de s’installer de chaque côté tant du Kohlenrevier (bassin du charbon) que du Minettrevier (bassin du fer) même si les périodes de guerre ont  contrarié leur expansion. On trouve un autre exemple frappant de cette industrialisation qui se moque des frontières chez Villeroy et Boch, entreprise allemande au nom tellement français.

Deux hommes plus particulièrement ont bien assimilé qu’il fallait transcrire cette coopération économique dans le domaine politique : Jean Monnet et Robert Schumann.

  • Jean Monnet est commissaire général au Plan en France lorsqu’il lance l’idée d’une Haute Autorité européenne du charbon et de l’acier, alors les deux piliers vitaux des industries française et allemande. Il va déclarer :

« Il s’agit de recréer le bassin naturel dont les hommes ont arbitrairement morcelé l’unité et limité le développement. Ce bassin, par la densité de ses ressources minières et par la richesse de son industrie constitue un ensemble unique au monde. »

  • L’idée trouvera sa concrétisation politique grâce à Robert Schuman, alors ministre des affaires étrangères. Bien que né à Luxembourg, il est allemand de naissance, français de cœur et européen de conviction. Lui aussi est persuadé qu’il faut calmer les tensions entre producteurs nationaux, réglementer le marché et rationnaliser la production de charbon et d’acier. Le Plan Schuman dévoilé le 9 mai 1950 à la salle de l’Horloge à Paris aboutit à la signature du Traité de Paris le 18 avril 1951 qui porte la CECA (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) sur les fonts baptismaux. Avec ce traité, rien n’est plus comme avant, la Communauté européenne est sur les rails car en plaçant l’industrie lourde sous un contrôle plurinational, on a éliminé la plus grosse source de tensions entre la France et l’Allemagne. Aujourd’hui, la CECA a disparu et ses compétences ont été reprises par la Communauté européenne.

La première concrétisation de cette normalisation des relations franco-allemandes est, en 1955, le règlement de la question sarroise. Après référendum, ce territoire,  sous tutelle française après la guerre devient un land allemand. Désormais, les frontières entre la France et l’Allemagne sont incontestées !

En janvier 1963, le Traité de l’Elysée signé par le général De Gaulle et le chancelier Adenauer scelle définitivement la réconciliation entre les deux pays en organisant la coopération bi-latérale. Il prévoit notamment qu’avant toute prise de décision, les 2 gouvernements se concertent en matière de politique étrangère.

 

Chapitre 3 : l’Europe en marche !

Le rapprochement franco-allemand a aussi été rendu possible par les premiers pas de l’ union européenne.

* 1949 : 10 pays (les pays du Benelux, la France, l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Irlande, la Norvège, la Suède et le Danemark) instaurent le Conseil de l’Europe, la première assemblée parlementaire européenne centrée sur des questions de défense. Il compte aujourd’hui 46 états membres (la Russie vient d’en être exclue) et siège à Strasbourg ;

* l’Europe balbutiante connaît aussi ses premiers échecs : celui de 1952, année qui devait voir la naissance d’ une Communauté européenne de Défense, que l’Assemblée nationale française ne ratifiera pas ; l’échec de 1954 qui est celui de l’Union Européenne Occidentale qui se voulait aussi communauté de défense mais qui, avec l’OTAN, restera une coquille vide ;

* 1957 : les 6 pays fondateurs de l’Europe signent le Traité de Rome, le document basique sur lequel viendront se greffer tous les suivants. Il institutionalise la Communauté Economique Européenne  qui coule dans les textes la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux dans le but d’aboutir à un réel marché commun en se dotant d’une capacité autonome de financement, prélude à la future Banque Centrale Européenne.   C’est le même Traité de Rome qui prévoit la création d’un Fonds Social Européen, principal soutien européen à l’emploi et à la formation. Il organise également la PAC ou Politique Agricole Commune. Enfin, il   décide de l’élection au suffrage universel tous les 5 ans des membres du Parlement européen, jusque-là simple assemblée composée d’élus nationaux. Son siège est fixé à Strasbourg. On le voit, ce traité est décisif puisque il instaure quasi toutes les institutions européennes encore existantes. Ajoutons qu’en même temps est instaurée l’Euratom, l’agence européenne pour l’énergie atomique.

Lorsque l’idée européenne ne rencontre plus de contestation fondamentale, les évènements s’accélèrent :

* 1979 : adoption de l’ECU, un papier de valeurs scripturales appelé à lutter contre les fluctuations monétaires au sein du Système Monétaire Européen (SME) ;

*  1980 : les états membres du Conseil de l’Europe signent la Convention de Madrid qui fixe un cadre régissant la coopération transfrontalière. D’autres accords vont succéder à cette convention de base. Le plus connu est l’Accord de Karlsruhe de 1996 qui autorise les collectivités locales à passer entre-elles des conventions juridiquement fondées ;

* 1986 : les pays du Benelux (instauré quant à lui en 1960), l’Allemagne et la France signent la convention de Schengen qui vise à supprimer progressivement les contrôles aux frontières ; 8 autres pays y adhèreront ;

* 1986 : adoption par 12 états (dont le Royaume Uni) de l’Acte Unique Européen basé sur le Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur de Jacques Delors ;

* 1992 : Traité de Maastricht, signé par les 12 mêmes pays, texte essentiel qui formalise l’Union Economique et Monétaire pour aboutir en 1999 à la mise en place de la Zone EURO et, en 2002, à la mise en circulation de la monnaie unique sous sa forme fiduciaire ; la ratification de ce traité par les instances nationales (ou par référendum) ne se fera pas sans difficulté ;

* 2007 : le Traité de Lisbonne (signé par 27 membres) modifie les traités existants en clarifiant les domaines de compétences. La Communauté Européenne devient l’ Union européenne ;

On le voit. Depuis ses premiers pas, l’Europe a tracé son chemin. Des 6 signataires initiaux, les pays membres sont aujourd’hui à 27 (après le retrait de la Grande-Bretagne) dont 19 ont adopté la monnaie commune.

 

Chapitre 4 :  la Grande Région

C’est dans les années 1970, avec l’ouverture accélérée des frontières qu’émerge le besoin de concrétiser la coopération entre  régions d’Europe. Trois raisons majeures président à la définition d’une politique régionale mieux définie en Europe :

  • Les économistes pressentent la dramatique crise sidérurgique (la récession charbonnière est déjà bien entamée) qui va frapper les vieux bassins d’emploi ;
  • La montée en puissance des aides européennes sous forme de fonds budgétaires structurels (ex : FEDER) où les politiques régionales pourront s’alimenter ;
  • La prise de conscience que des problèmes spécifiques (mobilité, épuration des eaux, parcs naturels…) ne peuvent être résolus qu’en collaborant par-delà les frontières ;

En ce qui nous concerne, c’est en 1969, à Paris, que naît une commission intergouvernementale franco-germano-luxembourgeoise pour lancer l’idée d’une coopération dans le bassin minier frappé par les fermetures des mines de fer. Le concept de Grande Région prend alors forme reposant sur la communauté de destin d’un territoire dont l’économie est principalement axée sur l’industrie lourde, secteur dont on perçoit les grosses difficultés structurelles futures. En 1974, le nom Saar-Lor-Lux est porté sur les fonts baptismaux. Plusieurs groupes de travail se mettent en place pour fixer les limites de cette coopération transfrontalière en devenir. Au gré de l’avancée des discussions, le territoire se précise. Au-delà de la Lorraine française, du Grand-Duché de Luxembourg et de la Sarre, on étend l’aire de la future Grande-Région aux districts de Trèves, de Birkenfeld, à la province du Luxembourg belge et à l’ouest du Palatinat rhénan. Enfin, c’est toute la Wallonie (en ce compris la Communauté germanophone) et l’ensemble du land de Rhénanie-Palatinat qui sont intégrés. Saar-Lor-Lux devient Grande Région.  Est-ce une bonne décision ? J’y reviendrai.

En forçant à peine le trait, on peut presque dire que la  Grande Région a connu une évolution parallèle à celle de l’Europe !

Précisons cependant  que les collaborations par-dessus les frontières  n’ont pas attendu l’émergence de Saar-Lor-Lux pour se développer.

  • Ce furent tout d’abord des initiatives purement locales comme lorsqu’ en 1951, les communes de Schöneck (F) et de Gersweiler (D) construisent ensemble une station d’épuration ;
  • Ce sont parfois des territoires plus vastes, unis par des caractéristiques géographiques communes qui coopèrent : lancement du groupement Ardennes-Eifel-Oesling en 1955 ;
  • Les collaborations entre Etats aboutissent également à des résultats probants : canalisation de la Moselle en 1964 ;
  • Dans le domaine éducatif plus particulièrement, de belles synergies entre ministères ou établissements d’enseignement supérieur débouchent sur des réalisations remarquables :  création de L’Institut Technique franco-allemand des techniques et d’économie par l’université de Metz et l’Institut Supérieur Technique de Sarrebrück pour former des techniciens bilingues en 1976 ; implantation d’un lycée germano-luxembourgeois à Perl en 2006 ;
  • Puis, l’Europe apporte son aide cruciale à côté des gouverne- ments nationaux ou régionaux. Le bel exemple est le lancement en 1985 du Pôle Européen de Développement qui, sur l’aire dévastée de l’ancienne sidérurgie lorraine (perte de plus de 30.000 emplois directs) doit relancer l’activité économique et créer 8500 emplois autour de Longwy, Pétange et Aubange…

Ce ne sont là évidemment que quelques exemples de projets réussis. Il y en a bien d’autres.

Mais, pour revenir à notre propos : quelles  dates  peut-on retenir pour la construction de Saar-Lor-Lux ?

  • 1986 : création du Conseil Parlementaire Interrégional Saar-Lor-Lux auquel s’adjoindra en 1997 un Conseil Economique et Social ;
  • 1988 : des élus locaux de Lorraine, de Sarre, du Grand-Duché, de Rhénanie-Palatinat et de la province belge du Luxembourg prennent l’initiative de créer Comregio qui, en 1995, devient une ASBL de droit luxembourgeois dénommée Euregio regroupant une quarantaine de collectivités locales prêtes à collaborer par-delà les frontières ;
  • 1995 enfin est l’année importante. Le premier sommet des exécutifs de la Grande Région réuni à Mondorf-les-Bains institutionalise la coopération entre le Grand-Duché de Luxembourg, la Lorraine, la Sarre, la Wallonie et la Rhénanie-Palatinat. On passe de 4 à 11 partenaires et on décide de se revoir tous les 2 ans ;
  • 2009 : le Sommet des Présidents franchit un pas supplémentaire en lançant le processus de création d’une Région Métropolitaine Polycentrique Transfrontalière. Pour en étudier toutes les interdépendances, le projet de recherche Metroborder aboutit à la conclusion qu’il n’existe pas en Grande Région de ville pouvant jouer le rôle d’une véritable métropole. Seule une coopération plus intégrée des villes de taille moyenne permettrait d’atteindre une masse critique autorisant la Grande Région de jouer dans la cour des grandes régions métropolitaines européennes. Pour ce faire, Metroborder reconnaît le caractère structurant de Luxembourg, le Grand-Duché étant la seule région à avoir une frontière commune avec toutes les autres. En cette même année 2009 d’ailleurs, ce pays se dote d’un Ministère de l’Intérieur ET de la Grande Région ;
  • 2015 : ouverture à Esch-sur-Alzette de la Maison de la Grande Région afin de rendre la coopération transfrontalière plus visible aux yeux des citoyens ;

En matière de coopération transfrontalière, on peut dire que la Sarre et la Lorraine, et plus particulièrement le nord-mosellan, ont fait figure de pionniers. D’ailleurs, dès 1997, le gouvernement sarrois, le département de la Moselle et plusieurs collectivités locales créent un Eurodistrict Saar-Moselle chargé d’institutionaliser les contacts transfrontaliers.  Et cela perdure. En 2014, un accord-cadre vient concrétiser les déjà nombreuses collaborations existantes de formation professionnelle, de formation en alternance ainsi qu’en matière d’ apprentissage. Depuis, les jeunes français et allemands peuvent  pour une quinzaine de métiers différents, suivre la partie pratique de leur formation dans des entreprises du pays voisin (ex : chez Michelin, Möbel Martin ou encore Globus) avec une formation en langues. Au vu de la réussite de ces expériences-pilotes, la Grande Région, dans la foulée, adopte un accord-cadre similaire.

Cependant, l’aboutissement de nombre de ces projets de coopération n’aurait pas été possible sans l’adoption par l’Europe d’un cadre budgétaire spécifiquement affecté à la politique transfrontalière.

 

Chapitre 5 :  INTERREG et outils de gouvernance

Car, on est longtemps resté confiné à une coopération limitée aux collectivités proches d’une frontière commune. Durant deux décennies, on passe de colloques en tables rondes et en échanges culturels. Ce n’est que lorsque l’Europe prend réellement en compte le développement des régions transfrontalières européennes (31 régions sont éligibles) et lui affecte des moyens budgétaires conséquents à travers un fonds structurel pérenne que les projets gagnent en importance. Vous l’avez compris, je fais allusion aux programmes successifs Interreg lancés en 1991 et toujours d’actualité (le lancement d’ Interreg VI est imminent). En Europe, des milliards d’euros sont consacrés au développement des régions transfrontalières à travers de multiples projets élaborés par  2 , 3 voire 4 partenaires de pays voisins autour d’axes définis par la Commission européenne,  financés conjointement par l’Europe et par les collectivités concernées.

Nous n’allons évidemment pas faire le décompte de tous les projets portés par Interreg mais plutôt souligner l’extraordinaire diversité des domaines où les actions transfrontalières peuvent être soutenues  avec, pour chacune, l’un ou l’autre exemple original:

  • L’économie (ex : création d’une filière de valorisation des produits de la laine ou encore la mise sur pied d’un centre d’information pour investisseurs de la région de Metz-Sarrebrück, projet qui débouchera sur la construction, à Metz, d’un World Trade Center);
  • L’aménagement du territoire (ex : lutte contre les crues de la Sarre et de la Moselle) ;
  • La formation (ex : amélioration de la formation technique et professionnelle au lycée de Schengen) ;
  • Le patrimoine  (ex : promotion du parc archéologique Bliesbrück-Bernheim et du carreau de la mine Wendel à Petite-Rosselle, du Sentier des Mines chez nous);
  • Le tourisme (ex : création du parcours à vélo des Hautes Fagnes ou encore le projet de marketing touristique « Région culturelle de la vigne » entre Thionville et Trèves) ;
  • La mobilité (ex : création d’un passage souterrain à la gare d’Hettange-grande) ;
  • L’épuration des eaux (ex : on ne compte plus les stations d’épuration communes à des entités voisines de deux pays différents) ;
  • La culture (ex : création d’une banque de données des lieux de tournage cinématographique en grande région) ;
  • L’environnement (ex : création d’un réseau des parcs naturels de la grande région) ;
  • Le logement (ex : amélioration de la performance énergétique dans plusieurs cités sociales) ;
  • L’enseignement supérieur (ex : dans le cadre de l’Université de la grande Région lancée en 2008, mise en réseau des offres de cours et de la coopération en matière de recherche ainsi que la reconnaissance d’un DESE – Diplôme Européen en Sciences de l’Environnement) ;
  • Plurilinguisme (ex : le programme Sesam de promotion de la langue du voisin de la maternelle au collège) ;
  • La santé  (ex : mise sur pied d’un observatoire transfrontalier de la santé) ;
  • Les sports (ex : favoriser la formation de haut niveau pour jeunes basketteurs) ;

Comme vous le voyez, il y eut beaucoup de succès durables mais aussi quelques échecs avérés. Parmi ceux-ci, on peut signaler :

  • Dans le cadre d’Interreg II (1994-1999), le projet d’Agglomération transfrontalière du P.E.D. devait prendre le relais du versant économique de la reconversion du triangle lorrain des 3 frontières. Par la faute d’un arrêt des dotations européennes, il ne s’est pas concrétisé vraiment même si le concept de réseaux interurbains reste porteur d’espoirs. Preuve en est qu’au début des années 2000, les réseaux de ville fleurissent : Quatropole, Tonicités, Le Sillon lorrain ;
  • Financée par Interreg I, l’ étude d’une Eurozone ou  zone franche pour  industries artisanales entre Sarrebrück et Forbach n’aboutira pas concrètement ;

Jusqu’en 2008, le programme Interreg est scindé en 3 volets couvrant chacun une partie différente du territoire grand-régional (ex : programme Delux). Depuis, Interreg est devenu Interreg-Grande Région avec, comme exigence, la participation de partenaires de territoires des 4 pays. Cela complique évidemment l’émergence de nouveaux projets.

Assez rapidement cependant, l’Europe se rend compte que des obstacles, principalement d’ordre juridique (la diversité des règlementations nationales) entravent la réalisation des objectifs communs. Déjà en 1985, un outil de droit communautaire prévoit la création de G.E.I.E. (Groupement Européen d’Intérêt économique). Destiné à l’origine aux entreprises, il permet le développement d’activités économiques transfrontalières. Les viticulteurs de la Moselle utiliseront par exemple cet outil pour promouvoir leur production. En 2006, un règlement européen prévoit la création de G.E.C.T. (Groupement Européen de Coopération Transfrontalière) qui auront la personnalité juridique pour engager des budgets selon la législation de l’Etat qui héberge le GECT. Même si l’outil n’est pas parfait et connaît des évolutions progressives, il s’agit d’un véritable bouleversement en matière de politique transfrontalière.

Depuis, plusieurs partenaires ont adopté cette forme pour gérer leur projet. Dans la Grande Région, on peut citer :

  • En 2007, le projet Luxembourg, Grande Région, capitale culturelle en Europe ;
  • En 2010, l’autorité de gestion du programme Interreg-Grande Région choisit la forme du GECT pour assurer la gestion des programmes Interreg ;
  • En 2010 toujours, l’Euro District Saar-Moselle devient GECT pour développer une agglomération transfrontalière autour du tourisme et de la culture ;
  • Depuis 2013, un GECT Alzette-Belval rassemble les Etats français et luxembourgeois ainsi que 4 communes luxembourgeoises et 4 collectivités françaises pour créer une association transfrontalière autour de la 2° ville du Grand-Duché, siège de son université ;

 

 Chapitre  6:  Les freins !

Avant  de parler de freins, réjouissons-nous des acquis de la coopération au sein de la grande-Région.

Depuis les  premiers tâtonnements, les instances présidant à la Grande-Région ont appris :

  • Que les projets « bottomup» initiés à partir des territoires par des élus locaux ou des instances de terrain sont les seuls qui sont efficaces et  pérennes. Et que l’institutionnalisation ne vient que pour conforter et soutenir ces projets ;
  • Que l’implication de l’Europe, au fur et à mesure des avancées, s’est renforcée à travers des programmes budgétaires spécifiques qui ne semblent plus être remises en question. Et que ces incitants financiers reconnaissent aujourd’hui l’existence de la Grande Région puisqu’ils lui sont dédicacés en tant que telle ;
  • Que la diversification des divers projets est source de richesse et d’adaptation aux problèmes des populations, problèmes toujours évolutifs ;

Le premier frein réside dans le concept même de Grande Région. Comme le rappelle si bien Franz Clément, chercheur au Liser, « la Grande Région est une instance de coopération et non d’intégration ! »

Et en effet, les instances de la Grande Région ne peuvent « que » :

  • Émettre des recommandations et des avis ;
  • Rédiger des rapports ;
  • Assurer la promotion de la collaboration transfrontalière ;

C’est beaucoup (et nous avons vu que des choses très concrètes se font) mais, rappelons-le, les matières internationales (et il s’agit bien de cela) restent de la compétence des Etats.

Cependant, il reste bien d’autres facteurs qui handicapent une action encore  plus intégrée qui permettrait l’émergence d’un véritable fil rouge de la coopération transfrontalière.

  • Déjà évoqué plus haut, il y a le problème des droits régaliens auxquels chaque Etat tient comme à la prunelle de ses yeux. Et parmi ceux-ci, il y évidemment celui de la fiscalité ! Découlant de cet état de choses, il y a l’impossibilité de se pourvoir d’une capacité financière autonome sinon à travers des constructions juridiques européennes. De même, il n’existe aucune compétence européenne dévolue en tant que telle à l’aménagement du territoire même si, en la matière, la réflexion évolue. La question posée est évidemment celle de l’émergence d’un droit transfrontalier européen !
  • A ceci, il faut ajouter ce qu’on appelle les N.T. ou Obstacles non tarifaires – il s’agit notamment de diverses normes techniques changeant d’Etat à Etat – qui perturbent grandement la concrétisation des rapprochements (ex : normes de systèmes de freinage sur trains) ;
  • Il y a le problème de la représentativité des différentes composantes de la Grande Région. Que pèse un syndicat de communes ou même un Kreis allemand face à un Etat (le Grand-Duché) ou à une région (la Wallonie ou un Land allemand) ?
  • Il y les contraintes liées à des calendriers électoraux différents ;
  • Il reste l’obstacle de la langue, même si on a appris à le surmonter ;

Enfin, et peut-être avant tout, il manque une identité vraiment commune. Au-delà de l’adoption d’un nouveau nom plus rassembleur, il y a le manque évident d’un intérêt commun bien compris et admis par les citoyens de la Grande Région. Si les communes installées sur les frontières ont depuis longtemps accepté de travailler ensemble, quelle plus-value la Grande Région apporte-t-elle au citoyen d’Epinal, de Verdun, de Mayence ou  de Namur ?  Ne faudrait-il donc pas réfléchir à nouveau à l’étendue du territoire concerné, peut-être à un retour aux sources autour de la Lorraine française, de la Sarre, du Grand-Duché, de la province du Luxembourg belge et de la région de Trèves ? Je ne suis pas seul à penser qu’ une coopération sur une aire plus restreinte, moins disproportionnée par rapport à d’autres aires de coopération européenne (je songe à l’Euregio Rhin-Meuse) serait plus efficace.

 

CONCLUSIONS

Un ancien Président du Parlement Européen disait : « les gens ne sont pas contre l’Europe, ils ne savent pas pourquoi ils devraient être pour ! » . On pourrait dire la même chose de la Grande Région.

Est-ce que, pour autant, un développement accru et accéléré d’une politique régionale est la garantie que « tout ira mieux demain » et que le monde idéal est proche ? Les évènements actuels nous apportent hélas une réponse négative à cette question. Nous restons dépendants de paradigmes politico-économiques qui dépassent largement le cadre grand-régional. Par ailleurs, d’aucuns se demandent si, en enjambant les frontières des Etats ou des Régions, on n’en crée pas d’autres même si on a bien compris qu’il ne s’agit cette fois nullement de tracer de nouvelles lignes de démarcation sur les cartes de géographie ?

Bref, la Grande Région est encore et toujours un territoire en recherche, en construction. Si les frontières ne sont plus vraiment une coupure, elles n’ont toujours pas trouvé leur réelle couture. En matière économique notamment, malgré les progrès vers une intégration européenne plus poussée (le programme Airbus), nous restons dans  le monde d’économies libérales concurrentielles (rappelons-nous les difficultés d’une fusion Siemens-Alstom). Des pas supplémentaires sont à faire pour tendre à une politique industrielle intégrée qui soit véritablement européenne, notamment en matière de Recherche et Développement. Des points de contentieux entre Etats sont même parfois évoqués aux sommets de la Grande Région (ex : en 1995, à la demande du gouvernement luxembourgeois, la problématique de Cattenom est abordée).

La répartition des charges budgétaires liées à l’augmentation exponentielle du travail frontalier pose également un problème aux territoires de résidence des travailleurs frontaliers. Aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent, surtout en Lorraine française, pour que les collectivités locales ne soient plus seules à supporter les coûts de logement, de formation, de mobilité liés à l’accroissement du nombre de travailleurs frontaliers vers le Grand-Duché sans que ce dernier ne rétrocède une partie des recettes fiscales générées. L’Etat grand-ducal a en effet tout intérêt à assurer aux régions périphériques un développement équitable. Le Ministre Alex Bodry ne disait-il pas en 1996 en présentant son rapport sur la coopération transfrontalière : « La force d’attraction formidable de l’économie luxembourgeoise pourrait à terme provoquer l’asphyxie du pays ».

Enfin, le chantier d’une meilleure connaissance de l’autre, du voisin, reste immense. A cet égard, tout le monde s’accorde pour dire que le tourisme de proximité, à redécouvrir, est un créneau adéquat pour améliorer  ou créer de nouveaux liens transfrontaliers entre citoyens. Que ce tourisme soit militaire (Luxembourg, Longwy, Verdun, Bitche, Bouillon, le Limes romain…), qu’il soit religieux (cathédrales de Metz, Tournai, Speyer, abbaye d’Echternach, d’Orval…), qu’il soit industriel (Völklingen, Rumelange, les verreries, le logement ouvrier …), qu’il soit thermal (Spa, Mondorf, Plombières, …) ou tout simplement « nature », il est non seulement un excellent moyen de rencontres, de découverte d’une autre culture, d’une autre langue et d’une histoire parfois commune mais aussi un facteur de développement économique endogène, non délocalisable et durable.

D’autres pistes peuvent être envisagées afin de donner à la Grande Région une existence légitimée :

  • organisation tournante d’une « semaine de la Grande Région » avec création d’un événement-phare ;
  • signalisation trilingue dans les musées ;
  • accentuation de l’échange de jeunes étudiants, apprentis ;
  • Organisation de tournois sportifs de haut niveau ;
  • Création de circuits transfrontaliers thématiques ;

Le chemin vers une communauté de destin est encore long et truffé d’embûches, de possibilités de chute ou de recul mais l’approfondissement du concept de Grande Région reste un moyen privilégié de « construire un espace public où la frontière entre le culturel et le social devienne perméable », comme le disait si bien le professeur Raymond Bayer. C’est la poursuite de construction de projets communs qui va promouvoir cette identité culturelle grande régionale. Car la culture, c’est le vecteur idéal pour induire ce sentiment d’appartenance à un territoire. Jean Monnet ne disait-il pas : « Si c’était à refaire, je commencerais pas la culture » ?